LE NOUVEAU ROLE DE LA DDE

Frustrées par la décentralisation, les directions départementales de l'équipement continuent de conseiller les élus

Depuis les lois de décentralisation, les communes dotées de plans d'occupation des sols (POS) sont seules compétentes en matière d'urbanisme. Pourtant, la majorité des maires se tournent, comme par le passé, vers les directions départementales de l'équipement (DDE) pour modifier ou réviser leur POS, aménager des bordures de trottoir ou une rue piétonne. Mais ils le font spontanément et non plus parce qu'ils y sont forcés !

Les élus entretiennent le plus souvent de bons rapports avec leur DDE. Si ce n'est avec le directeur départemental de l'équipement lui-même, grand commis de l'Etat et comme tel regardé parfois avec méfiance, du moins avec "son " ingénieur subdivisionnaire. C'est vers lui qu'ils se tournent quotidiennement pour élaguer les arbres, refaire un revêtement de chaussée ou aménager un rond-point. Les 101 DDE ont un domaine réservé : celui de l'entretien et de la construction des routes et ouvrages d'art, qui représentent 70 % de leur activité. En ce qui concerne les 35 000 kilomètres de routes nationales, rien n'a changé. Préparer les marchés, programmer les travaux, mettre en place la signalisation, entretenir les voies et accotements, assurer la viabilité hivernale et la sécurité des usagers, tout cela entre toujours dans leurs missions.

Pour les 340 000 kilomètres de routes départementales, la décentralisation a quelque peu modifié les habitudes de travail. Une partie des agents _ ceux qui étaient chargés des études, des acquisitions foncières, de l'ingénierie routière _ sont en effet passés sous l'autorité du conseil général. Ils ont changé de lieu de travail : la majorité des départements ont souhaité transférer ce type de compétences, et les hommes les exerçant, au siège du département.

" Les élus ont craint que la méthode de la mise à disposition ne leur permette pas d'avoir la responsabilité entière que leur reconnaissait la loi, notamment en matière de programmation routière ", explique Jacques Serrier, ingénieur général des Ponts et Chaussées, chargé de l'inspection générale des régions Alsace-Lorraine et Champagne-Ardenne.La décentralisation a placé, pour la première fois de leur histoire, les DDE en situation de concurrence.

Les conseils généraux sont libres de passer avec elles une convention et les maires de préférer s'adresser au secteur privé. Avec le temps, cette décision a eu pour effet de dynamiser les équipes et de les rendre plus performantes. Les DDE doivent en effet justifier le coût de leurs prestations...

La force des subdivisionnaires tient à leur nombre

Dans les années 1982-1985, le moral des troupes était au plus bas. " La décentralisation a été globalement un séisme moral : on a expliqué soudain aux gens qu'ils faisaient mal leur métier, qu'ils empêchaient l'élu d'exercer son pouvoir, qu'ils étaient illégitimes dans le domaine de la prospective et de l'aménagement ", explique Patrick Gandil, sous-directeur des services de la décentralisation au ministère de l'équipement.

Certains techniciens n'hésitaient pas alors à parler de " casse du service public " et le prestigieux corps des ingénieurs des Ponts avait du vague à l'âme." Les éléments les plus brillants sont partis, car il n'y avait plus de grands dossiers à traiter, les financements d'Etat s'étant taris ", estime Christophe Bayle, architecte-urbaniste.

Attirés par des rémunérations plus élevées, certains ingénieurs ont préféré aller travailler pour des grandes villes, des sociétés d'économie mixte, plus rarement des entreprises privées.Si les jeunes ingénieurs des Travaux publics de l'Etat (TPE), placés à la tête des subdivisions dès leur sortie d'école, ont, dans leur majorité, joué le jeu de la décentralisation, leurs aînés ont parfois eu plus de mal à s'adapter aux nouvelles règles : " A l'époque où les DDE régnaient en maîtres, quelques subdivisionnaires avaient une fâcheuse tendance à imposer leurs vues de manière autoritaire aux élus ", reconnaît Franck Mousset, ingénieur subdivisionnaire à Meaux.

Agé de trente-quatre ans, il juge passionnant d'être " à l'écoute des maires et des interlocuteurs concernés par un projet ".Les subdivisions assument un rôle majeur dans le domaine de l'assistance technique à la gestion communale, du conseil en ingénierie et de la maîtrise d'oeuvre : " On fait appel à nous car on est la mémoire _ on a tout fait sur une commune, on sait où passent les tuyaux _ mais aussi parce qu'on sait décoder les messages, et qu'on a une présence quasi naturelle ".La force des " subdi " tient à leur nombre : on en compte 1 300 réparties sur tout le territoire, à raison d'une douzaine par département, chacune d'entre elles étant active pour deux ou trois cantons, un seul s'il est très urbanisé.

" 95 % des maires qui pourraient instruire eux-mêmes leurs permis de construire confient encore cette mission aux DDE ", constate Pierre Mayet, vice-président du conseil général des Ponts et Chaussées au ministère de l'équipement. " Sur les 13 388 communes compétentes, 502 seulement instruisent elles-mêmes, 145 confient cette instruction à un établissement de coopération intercommunale et 12 741 s'adressent aux DDE ", précise Jean-François Morand, chef de bureau des documents d'urbanisme, des autorisations d'occupation du sol et de la publicité du ministère de l'équipement.

Sans doute les petites communes n'ont pas toujours les moyens de salarier un spécialiste de l'application du droit des sols qui exige un suivi de la jurisprudence. Mais il est plus surprenant que 207 villes de plus de 20 000 habitants, dotées de services techniques étoffés (comme Aix-en-Provence, Bourges, Laon, Trappes, Valence, Vichy, Rambouillet ou Saint-Nazaire) n'aient pas jugé utile de se doter de structures adaptées à leurs nouvelles compétences. Il est vrai que la possibilité de pouvoir bénéficier de la " mise à disposition ", gratuite, des services de l'équipement ne les y encourage pas.Cette possibilité, prévue par le législateur, n'a pas été sans provoquer un malaise au sein même des DDE.

" Les agents ainsi mis à disposition des élus ont mal supporté de travailler pour deux patrons _ la commune (pour le compte de laquelle l'action était menée) et l'Etat (tutelle hiérarchique) _ aux intérêts parfois contradictoires ", confie Catherine Bergeal, directeur du bureau d'application du droit des sols à la DDE du Val-de-Marne.Certains d'entre eux ont eu du mal à se situer, ayant l'impression d'être " les scribouillards des maires ", de ne plus disposer d'aucun pouvoir, hormis celui de signaler une irrégularité faisant courir à l'élu le risque d'un recours contentieux.Les instructeurs de permis sont en effet chargés de " dire le droit ", un autre service de la DDE étant chargé de contrôler la légalité des actes et de signaler tout manquement grave au préfet !

Beaucoup ont souffert de ne plus signer les décisions, même quand les élus leurreconnaissaient une réelle compétence juridique et technique et se montraient disposés à les écouter.La " mise à disposition " a suscité également une certaine confusion dans l'esprit du public. " Le particulier qui est reçu dans une subdivision pour un dossier instruit sous l'autorité d'un maire ne comprend pas toujours que la DDE puisse revenir sur un accord donné, dans la mesure où elle assure aussi _ pour le compte de l'Etat _ la gestion de la voirie nationale, et attribue les financements aidés du logement ", insiste Catherine Bergeal.

L'ingénierie publique coûte moins cher

Si les DDE aimeraient bien se dégager des missions d'application du droit des sols, elles ne dédaignent pas de réaliser, comme conducteurs d'opérations, certains travaux, facturés cette fois aux maires : aménagements de places ou de rues piétonnes, bordures de trottoir ou stations d'épuration. Ce qui chagrine architectes et urbanistes libéraux, prompts à critiquer la qualité de leurs interventions et à dénoncer cette " concurrence déloyale ". L'ingénierie publique coûte beaucoup moins cher que l'ingénierie privée.

La décentralisation a eu des effets pervers : " L'Etat a laissé tomber le potentiel de matière grise dont il disposait dans ses services extérieurs et n'a pas renouvelé ses cadres. Or, dans un département qui ne compte qu'un réseau de villes moyennes, les communes n'ont pas la possibilité financière de mettre en place leurs équipes propres ", constate Gilles Choquer, directeur de la nouvelle agence d'urbanisme d'Oise-la-Vallée.Relancer la planification s'imposerait, les logiques " supracommunales " ayant été quelque peu négligées au profit d'intérêts strictement communaux. Des directives d'aménagement du territoire permettraient de coordonner la mosaïque des POS et de définir les grandes options. Reste à convaincre les maires que, loin de vouloir exercer le pouvoir à leur place, l'Etat peut être un véritable partenaire..


L'exemple de la Seine-et-Marne

Département où doivent être réalisées d'importantes infrastructures routières et ferroviaires, la Seine-et-Marne compte 1 250 agents dans sa direction départementale de l'équipement (DDE). " Six cents travaillent dans le domaine des routes et des infrastructures, 220 dans celui de l'habitat et de la construction. 300 [en équivalent temps plein] pour le compte du département ", précise le DDE, Jean-Marc Denizon, ingénieur des Ponts et Chaussées.

L'organisation de cette DDE est territoriale. Le siège, à Melun, regroupe différents services fonctionnels : environnement et réglementation de l'urbanisme, développement urbain et logement, constructions publiques, notamment. Service constructeur de différents ministères (intérieur, justice, jeunesse et sports et santé), la DDE de la Seine-et-Marne a réalisé un hôtel de police, la sous-préfecture de Meaux, la cité judiciaire de Melun et différents établissements hospitaliers.

Les bureaux d'études sont répartis entre 4 arrondissements (Est, Nord, Ouest et Sud) situés à Provins, Meaux, Melun et Fontainebleau.Chacune des 19 subdivisions compte 21 agents, placés sous l'autorité d'un ingénieur TPE, et est responsable de projets touchant aux routes, à l'assainissement ou aux équipements publics. C'est aussi dans les " subdi " que sont gérées les procédures d'application du droit des sols.Sur les 514 communes seine-et-marnaises, 155 ne disposent pas encore de POS. " Sur les 359 communes compétentes en matière d'urbanisme, 29 seulement ont totalement repris l'instruction de leurs permis de construire, 126 assument cette mission partiellement et 145 se tournent vers la DDE qui leur apporte une assistance technique, précise Jean-Marc Denizon ; pour les dossiers les plus pointus, la " subdi " n'hésite pas à faire appel au siège. "

La DDE participe à l'élaboration des documents d'urbanisme et aux réflexions techniques pilotées par la direction régionale de l'équipement (DRE) de l'Ile-de-France, elle est aussi associée aux travaux des 21 syndicats intercommunaux d'études et de programmation chargés d'élaborer ou de réviser les schémas directeurs locaux." On leur a fourni des éléments de prospective sur les évolutions démographiques de leurs communes. Nous disons ce qui nous paraît souhaitable, mais nous n'imposons rien. " Jean-Marc Denizon est formel : " La DDE est plus indépendante à l'égard des élus qu'un bureau d'études privé : on ne nous fera jamais dire quelque chose que nous ne croyons pas ou qui nous paraît contraire aux faits "


Le statut particulier de Paris

"Compte tenu du statut original de Paris, à la fois commune et département, la direction de l'urbanisme et des actions de l'Etat (DUAE) est une direction un peu particulière ", explique Georges Crepey, son directeur, ingénieur en chef des Ponts et Chaussées. Rattachée à la préfecture de Paris, la DUAE comprend deux sous-directions : les affaires économiques, d'une part, et l'urbanisme, le logement et l'équipement, de l'autre.

Première originalité pourtant, cette DDE très spéciale n'a aucune responsabilité technique dans le domaine de la voirie _ " toutes les routes sont municipales ", _ elle ne se charge ni de " service hivernal " ni de signalisation, " du ressort exclusif de la préfecture de police ".

Il entre dans les compétences de l'Etat d'exercer un droit de regard sur les documents d'urbanisme : " Un projet de révision du POS de Paris, en 1989, a été annulé par le préfet, le coefficient d'occupation des sols (COS) ayant été dépassé. " La DUAE demande à être associée à l'élaboration de ces documents lorsqu'ils concernent des opérations jugées stratégiques : " Les ZAC sont d'initiative communale ; mais, lors des plans d'aménagement de zones (PAZ), nous pouvons émettre des souhaits, notifier des servitudes. " Bizarrement, la ZAC Seine-Rive gauche, opération de 130 hectares dans l'est de la capitale, qui engage l'avenir de cette dernière pour les trente ans à venir, ne semble pas avoir suscité une grande curiosité ! " On dispose de peu de moyens comparés à ceux de la ville, reconnaît Daniel Anthoons, responsable du bureau de l'urbanisme (30 personnes), mais cela nous donne une légèreté, une vision plus globale. "

" Lorsque l'Etat souhaite réaliser un équipement public, et que celui-ci est en contradiction avec le POS, la procédure dite du programme d'intérêt général (PIG) permet d'obliger la Ville à modifier son POS. Si elle ne le fait pas, c'est l'Etat qui conduit la procédure ", précise encore Georges Crepey.

La DUAE instruit ses propres permis, c'est-à-dire ceux qui concernent les chantiers de l'Etat, la Bibliothèque de France par exemple, et conduit les opérations de niveau départemental pour le compte du ministère de la justice (tribunaux d'instance et de commerce). Elle contrôle la légalité des actes de la Ville. Le service application du droit des sols, qui occupe 50 personnes, examine les permis de construire ou de démolir, mais aussi les autorisations de transformation de logements en bureaux.

La DUAE gère les financements du logement social - " en 1992, 2 200 prêts locatifs aidés (PLA), 144 prêts locatifs d'insertion (PLA-I) et 2 112 prêts locatifs à occupation sociale (PALULOS) " - ainsi que les subventions de l'ANAH (Agence nationale pour l'amélioration de l'habitat, 143 millions de francs).

© Carine Lenfant

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