ENQUETES PUBLIQUES

Les consultations sur les opérations d'aménagement suscitent peu d'intérêt auprès des habitants. Les maîtres d'ouvrage, essaient de s'y soustraire

"Le Marais, plan de sauvegarde et de mise en valeur. Enquête publique du 17 janvier au 25 février 1994. " Combien de Parisiens ont prêté attention à ces affichettes, pour le moins avares de détails, placardées dans les 3 et 4 arrondissements de la capitale ? Alors que 40 000 habitants du quartier étaient potentiellement concernés, 600 personnes seulement se sont déplacées pour consulter le dossier, 250 ont jugé bon de consigner leurs observations sur les registres mis à leur disposition en préfecture et en mairie.

Membre de la commission d'enquête du TGV-Atlantique, Simone Guilleminault n'a vu qu'une seule personne en deux demi-journées de permanence à Rambouillet, aucune en deux jours à Etampes. " C'est démoralisant ! ", estime cette fonctionnaire à la retraite, qui est aussi membre de l'association SOS-Paris. " L'enquête publique est pourtant le moment où l'on peut s'informer, faire connaître son avis sur un projet. Après, il est trop tard ! " Faut-il vraiment admettre que " tant que l'on ne touche pas à leur immeuble, à leur parcelle, les gens ne se déplacent pas " ou plutôt voir dans cette apparente indifférence, un signe de résignation du public, qui ne croit pas vraiment à l'efficacité de sa participation ?

Les associations estiment pour leur part que les dés sont pipés : " L'article L 300-2 du code de l'urbanisme prévoit que la concertation a lieu pendant la durée des études. Mais nous avons dû nous adresser à la commission d'accès aux documents administratifs pour obtenir les plans, les études et la liste des préemptions envisagées par la mairie de Paris dans le quartier de Belleville ", raconte Nicolas Rialan, président de l'association La Bellevilleuse. " Les élus n'acceptent pas que nous puissions formuler des contre-propositions. Ils estiment être seuls à détenir une légitimité alors que les associations comptent des gens aussi compétents que peuvent l'être les membres d'un conseil municipal ou général ", souligne André Suchier, président d'Ile-de-France environnement, regroupement de 498 associations franciliennes, qui constate avec amertume : " Nous sommes bien loin de l'esprit de dialogue affiché par les textes. "

Dans un rapport remis en décembre dernier à Michel Barnier, ministre de l'environnement, Huguette Bouchardeau, qui a occupé ce poste entre 1984 et 1986, s'interrogeait : " Dix ans après le vote d'une loi qui prenait en compte l'aspiration sociale à la transparence, des décisions administratives et à l'information, notamment dans le domaine de l'environnement dont les enjeux deviennent prépondérants, les objectifs affichés ont-ils été atteints ? " En réalité, moins de 10 000 enquêtes de ce type sont menées chaque année, tant cette procédure se heurte à de vives résistances, aussi bien de la part de l'administration organisatrice (préfecture ou ville), que des maîtres d'ouvrage (département, région, aménageur selon les cas).

" Hormis quelques grands projets qui bénéficient d'une couverture médiatique _ comme le tunnel du Somport ou le TGV Sud-Est _ une grande majorité d'opérations ne suscitent pas d'intérêt, car les gens ne sont pas informés ", estime René Bourny, ingénieur en chef des Ponts et Chaussées à la retraite et président honoraire de la Compagnie nationale des commissaires enquêteurs (CNCE), qui compte 1 200 membres. Certes, la loi prévoit que l'arrêté portant ouverture de l'enquête publique doit faire l'objet d'un avis par voie d'affiches, sur les lieux mêmes du projet et d'une insertion dans un, voire deux journaux régionaux ou locaux diffusés dans le ou les départements concernés. Austères dans leur présentation, rédigées dans un langage peu clair pour le profane, ce type d'affiches et d'annonces _ publiées dans des journaux de faible audience _ passent le plus souvent inaperçues des habitants, pourtant concernés au premier chef.

Pourquoi les maires ne songent-ils jamais à faire déposer dans les boîtes à lettres un courrier, ou un simple prospectus les alertant qu'une procédure d'expropriation, une modification ou une révision partielle de POS (plan d'occupation des sols), une création de ZAC (zone d'aménagement concerté) ou de lotissement sera, très prochainement, soumise à enquête publique ? S'ils comprenaient mieux que leur quartier risque d'être totalement bouleversé, leurs habitudes de vie modifiées, leurs impôts augmentés, les habitants se manifesteraient sans doute davantage. Mais c'est justement ce que les élus semblent redouter !

N'étant nullement tenu de retenir les objections formulées, le commissaire enquêteur est fréquemment accusé de partialité

Dans un rapport de treize pages, adressé au maire du 5 arrondissement de Paris, le président du comité Mouffetard, Hédy Happe, s'est étonnée des conditions de l'enquête publique organisée à l'occasion de la modification du POS : " Il n'existait qu'un seul exemplaire du dossier, situé dans le bureau du commissaire enquêteur, qui ne recevait qu'une personne à la fois. Et il était impossible de photocopier ces documents. " Huguette Bouchardeau le signale dans son rapport : " Les conditions de consultation du dossier d'enquête ne sont pas toujours favorables à une bonne information du public. "

Si les enquêtes de droit commun peuvent être closes au bout de quinze jours, les enquêtes soumises aux dispositions de la loi du 12 juillet 1983 (voir encadré) durent généralement un mois, parfois un mois et demi, deux mois au maximum. Cependant, les dimanches, les jours fériés et ceux de fermeture de la mairie sont inclus dans ce délai. " En conséquence, le déroulement d'une enquête d'une durée d'un mois est régulier alors même que les bureaux de la mairie n'étaient habituellement ouverts que deux après-midi par semaine ", notent René Hostiou et Jean-Claude Hélin dans leur ouvrage Droit des enquêtes publiques. (éditions du Moniteur, Paris, 1993)

Plus d'un citoyen s'en trouve agacé, les horaires des permanences semblent plutôt aménagés pour les femmes au foyer ou les retraités que pour les gens qui travaillent. Commissaire enquêteur en Ile-de-France, Claude Broussard réclame toujours que des permanences soient également ouvertes le samedi matin et, lorsqu'elles tombent en pleine période de Noël, que la durée des enquêtes soit prolongée de quinze jours. Daniel Ruez, le président de la CNCE, s'efforce de recevoir le public de 17 heures à 20 heures. Tous leurs confrères n'agissent pas ainsi car ils n'ont guère envie de sacrifier leurs week-ends ou leurs soirées pour être à l'écoute des doléances de la population ! " Les commissaires-enquêteurs ont un double rôle à jouer, insiste Daniel Ruez. Ils doivent rédiger un rapport sur le déroulement de l'enquête qui soit le plus objectif possible. Et fournir par ailleurs des conclusions dûment motivées. " N'étant nullement tenu de retenir toutes les objections ou les réserves formulées oralement ou par écrit, le commissaire enquêteur est fréquemment accusé de partialité. " Plus un projet touche de près les gens, plus il suscite une ébullition locale, admet Claude Broussard. Les associations peuvent regrouper des propriétaires qui s'estiment lésés par un projet, mais d'autres catégories d'habitants ne seront jamais représentées. Il faut donc procéder à des arbitrages, restructurer l'ensemble d'un problème. "

Le commissaire enquêteur peut, s'il le souhaite, demander des compléments d'information au maître d'ouvrage : études d'impact, bilans prévisionnels financiers, plans complémentaires notamment. Si la loi a prévu un certain nombre de pièces obligatoires, de nombreux maîtres d'ouvrage estiment qu'ils n'ont pas à en fournir d'autres ! " Quand il s'agit d'une modification de POS ou de PAZ (plan d'aménagement de zone) le seul moyen de voir ce qu'apporte la modification est pourtant d'obtenir la première et la seconde version ! Je me souviens d'une création de ZAC où la modification était censée porter sur un terrain destiné à devenir un passage piéton. Je me suis aperçu qu'une modification de ratio de calcul des parkings et une réduction substantielle des espaces verts n'étaient pas du tout portées à la connaissance du public. "

L'administration se montre à l'évidence peu encline au dialogue : lorsque le président de la commission d'enquête sur le redémarrage de la centrale nucléaire de Creys-Malville a estimé nécessaire d'organiser une réunion publique, le sous-préfet lui a refusé toute aide matérielle. " La commission a dû trouver elle-même la salle et les moyens de sonorisation. Le soir prévu pour la réunion, le sous-préfet a rassemblé des forces de police, mais il prétendait les faire diriger par le président de la commission d'enquête. Compte tenu de la nature des enjeux, il faut faire preuve d'un certain courage intellectuel pour n'être pris en otage ni par l'administration ni par les associations ", reconnaît René Bourny.

Ruer dans les brancards, rendre successivement plusieurs avis défavorables, c'est courir le risque de ne plus être désigné par le président du tribunal administratif, libre de choisir sur une liste pour le moins hétéroclite. Si Claude Broussard est urbaniste de formation, Daniel Ruez géomètre, leurs collègues _ âgés et masculins en grande majorité _ ne possèdent pas toujours la compétence requise pour traiter les dossiers qu'on leur a confiés, ou une motivation suffisante. L'énergie déployée par certains confine d'ailleurs au sacerdoce : pour une enquête publique de POS, le tribunal administratif alloue généreusement dix vacations à 160 francs par jour...

Vaut-il mieux que les tribunaux administratifs désignent uniquement des experts ? " Plus ils seront compétents et plus ils seront considérés comme appartenant au même monde que les maîtres d'ouvrage ", met en garde François Malhomme, directeur adjoint de l'architecture et de l'urbanisme. Tout le monde s'accorde néanmoins sur un point : la formation des commissaires enquêteurs s'avère indispensable. " Gage d'indépendance intellectuelle, celle-ci relève de la responsabilité de l'Etat ", estime Daniel Ruez. Assurée par le ministère de l'environnement via les DIREN (directions régionales de l'environnement), cette formation se limite actuellement à deux jours par an et par personne. " Nous disposons d'un budget de 500 000 francs pour toute la France ", explique Joëlle Herbelin, chargée de mission à la sous-direction de l'aménagement et des paysages. Les ministères de l'intérieur et de l'équipement, sollicités, n'ont pas daigné apporter leur contribution financière.

Si les commissaires enquêteurs n'ont pas de pouvoir décisionnel réel, hormis en cas d'expropriation, leur influence est loin d'être négligeable. " En matière de documents d'urbanisme, l'avis que nous donnons peut n'être pas suivi par les élus, mais il s'avère déterminant en cas de contentieux, souligne Claude Broussard. Le juge du tribunal administratif, au vu de notre rapport et de notre avis défavorable, peut ordonner un sursis à exécution, ce qui finit par coûter très cher aux collectivités. "

"Dans le département des Hauts-de-Seine, 85 des 185 actes attaqués l'an passé devant le tribunal administratif ont été annulés, rappelle Christian Collin, architecte qui a organisé le 31 mars dernier pour le CAUE 92 une journée d'information sur les enquêtes publiques.

" Nous vivons à une époque où les gens n'acceptent plus qu'on décide pour eux ! "

Si certains recours peuvent paraître abusifs, raison qui pousse désormais quelques maires à se retourner contre les associations _ l'une d'elles s'est ainsi vu réclamer 5 millions de francs de dommages et intérêts _, le droit de regard des citoyens doit pourtant bien être préservé. " Nous vivons à une époque où les gens n'acceptent plus qu'on décide pour eux ! ", constate François Malhomme, du ministère de l'équipement.

Les élus finiront-ils par comprendre qu'une enquête publique bien menée, une transparence plus grande des projets d'urbanisme pourraient lever bien des malentendus, leur éviter tous ces procès qui ternissent leur image ? L'attitude des parlementaires va se révéler sur ce point décisive. Michel Barnier doit en effet présenter au cours de la session de printemps un projet de loi, reprenant certaines des propositions avancées par Huguette Bouchardeau pour améliorer le déroulement des enquêtes publiques.

Si la réforme du statut des commissaires enquêteurs est envisagée _ le poids juridique de leur avis serait notamment renforcé _ la concertation en amont pour les projets importants et sensibles devrait aussi devenir la règle, concertation qui pourrait être conduite par une commission d'une dizaine de personnalités. Indépendante du maître d'ouvrage, celle-ci serait habilitée à ordonner des contre-expertises et à organiser, enfin, un véritable débat public.

© Carine Lenfant

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