L'art de la mise en plis

article paru dans Grandes écoles magazine N°6


"Défense de toucher” : Ignorant superbement le panonceau placé en évidence dans la galerie, les visiteurs s'approchent, fascinés, des étagères. La tentation paraît trop forte : ils aimeraient poser leur doigt sur le fil des pages, s'assurer qu'il s'agit bien de livres, étonnamment métamorphosés. Certains ouvrages font la roue, d'autres forment des sculptures hélicoïdales. Sans aucune découpe, ni collage. Tout est affaire de mise en plis.

Voilà maintenant une douzaine d'années que Brig Laugier transforme de vieux bouquins dénichés aux Puces, donnés par des amis ou offerts par des éditeurs lorsqu'ils sont voués au pilon : “Je cherchais mon matériau”, avoue cette fille d'architecte qui s'estime privilégiée d'avoir bénéficié de la meilleure des éducations : “Celle du regard.”

Cela lui a sans doute permis “de voir le livre autrement, d'une manière plus créative. Un livre n'est pas fait que pour lire, comme un verre n'est pas fait que pour boire !

Devenue peintre après des études de lettres, elle mène “un travail plastique sur les livres au lieu de simplement les lire”depuis 1990, date de sa première exposition à Saint-Nazaire, organisée dans le cadre du festival du livre policier. Depuis, bien d'autres ont suivi, tant en France qu'à l'étranger. L'originalité de son travail ? “Donner aux livres une autre dimension que celle de la lecture. Celle du volume... Le double sens du mot m'intéressait beaucoup !

Après bien des tâtonnements ”, Brig Laugier s'est attelée avec succès à une mission apparemment impossible : “transformer les livres sans aucune intervention autre que le geste du pli. Par le pli, j'cn suis venue tout naturellement à une démarche de construction ”.

Ses créations pourraient être jugées quasi sacrilèges par certains puristes : “Les livres sont toujours un peu tabous, on ne doit pas écrire dessus, on ne doit pas corner les pages, même les livres de poche, les romans policiers qu'on ne relira jamais, on a un rnal fou à les jeter. Dans ma bibliothèque aussi, ils sont rangés par ordre alphabétique... Mais quand je les plie, ils restent intacts. Ils ne subissent aucune destruction. Il m'est arrivé de déplier un livre après-coup, il reste comme gonflé le sève. Cette trace de mon travail m'intéresse beaucoup”

Brig Laugier a plié au départ des ouvrages bon marché qu'elle ne lisait pas mais trouvait abandonnés dans des cafés, jetés dans des poubelles. Elle s'est attelée plus tard à des objets plus anciens en cuir, parfois illustrés et prend aujourd'hui un plaisir évident à redonner une autre vie à des oeuvres que plus personne n'aurait envie de parcourir : traités de droit ou de morale, de médecine, missels ou encyclopédies superbement reliés.

Quand on prend un livre en main, il se présente toujours fermé, explique-t-elle. Sur un rayonnage, on ne voit que le dos des bouquins. Lorsque j'expose les miens, les couvertures sont toujours derrière. C'est l'intérieur qui est donné à voir. Le charme du pli, c'est qu'il permet de mettre le texte à l'extérieur. Mes livres se présentent complètement ouverts, avec les mots jetés par-dessus bord, néanmoins illisibles: ne sont visibles que des lettres, pas des phrases... On a le contenu, sans le contexte ! On y voit que ce que l'on veut y voir !”

Même si elle s'avoue capable de travailler n'importe où - “je n'ai même pas besoin de table, simplement de mes genoux” - elle ne consent pas à donner plus de détails : “La télévision nippone est venue me filmer dans mon atelier et je soupçonne, depuis, certains Japonais, passés maîtres dans l'art du pliage du papier, de s'en être inspirés... ” Claude Lévi-Strauss à qui l'on avait offert une de ses œuvres a-t-il voulu percer le mystère ? L'anthropologue, a-t-elle appris récemment, a osé défaire un à un tous les plis savamment constitués... Histoire de revenir à la structure ?


Cette plasticienne ne consent à avouer qu'une chose : “Je n'ai jamais réalisé deux ouvres identiques. Sinon, cela signifierait que j'applique une technique or je suis incapable de plier une cocotte en papier. Je ne procède à aucun essai préliminaire. C'est le livre qui, de page en page, me donne sa forme finale. Le nombre de pages, la qualité du papier, le titre, la disposition de la typographie... tout devient source d'inspiration.” A l'occasion, Brig Laugier se lance des défis insensés : pour "Conversation", présentée notamment au Palais de la Découverte à Paris, et en juin dernier à Mayence, la ville natale de Gutenberg, l'inventeur de l'imprimerie, elle n'a pas hésité à plier l'encyclopedia Britannica, transformée du coup en sculpture “déployés sur un espace de 150 mètres carrés, les 35 tomes se parlent et se répondent. Quand j'ai démarré, j'éprouvais un peu d'angoisse, reconnaît-t-elle, un peu comparable à celle de l'écrivain devant la page blanche. Mais quand j'ai terminé, cela allait de soi. C'est comme pour la lecture le mot fin s'imposait.”

© texte et photos Carine Lenfant


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