Georges Berne, spécialiste de la mise en lumière muséographique (article paru dans Professional lighting design septembre 2003)
Musée Picasso, musées des Beaux-arts de Clermont-Ferrand, Lyon , Lille et Nancy, aile Richelieu du Louvre, salles Monet et Manet du musée d’Orsay , Mnam , musées basque et Guimet… musée d’art contemporain d’Helsinki et Van Gogh à Amsterdam, musée d’art et d’histoire à Luxembourg… en moins de vingt ans, Georges Berne a acquis de solides références. Il étudie actuellement deux projets majeurs : la fondation Pinault à Boulogne Billancourt et le futur musée du quai Branly à Paris. Le
gérant de l’agence
l’Observatoire 1 paraissait donc tout
désigné pour évoquer les
problèmes liés à la mise en valeur et
la conservation des œuvres, les relations complexes qui
s’établissent entre éclairagistes,
conservateurs et architectes. Musée du Luxembourg En
France, toute construction ou rénovation d’un
musée public relève en partie de la Direction des
musées de France (DMF). Maître d’ouvrage
de l’opération, la DMF analyse les offres, juge du
sérieux des références des
équipes constituées lors des concours. «L’éclairagiste
est souvent appelé au sein d’une équipe
pluridisciplinaire qui peut comporter un architecte, un
muséographe , un scénographe, un acousticien
voire un paysagiste» explique Georges Berne. A
l’étranger, les choses se passent
différemment : «Pour
l’extension du musée Van Gogh à
Amsterdam, ou plus récemment pour le musée
d’Art et d’histoire de Luxembourg, le directeur du
musée a eu la possibilité de composer
l’équipe de son choix. L’architecte se
voyait confier une mission précise pour le
bâtiment, le muséographe pour la
muséographie, moi pour la lumière. Chacun
défendait ainsi son projet sous mandat de
l’architecte, au sein de la maîtrise
d’œuvre et devant la maîtrise
d’ouvrage.» «Les
programmes de musées sont très complexes, il est
très difficile d’œuvrer dans les temps
impartis à la conception et la réalisation de
bâtiments, de l’ordre de 18 à 36 mois,
poursuit-il. La moyenne de travail en éclairage
sur un musée se situe entre 5 et 10 ans. Le bon
côté de la durée est que cela permet de
se poser des questions. Mais il faut donner des moyens en regard.
» Raison pour laquelle ce concepteur juge
préférable que les honoraires soient
fixés selon les barèmes propres à
l’ingénierie : «Un travail de
fond peut être mené de manière
gratifiante si le coût d’objectif
éclairage (réalisation + honoraires)
représente 2 à 3% du coût total
d’objectif total du bâtiment.» Musée des Beaux-Arts de Strasbourg En
France, le programme d’un musée est le plus
souvent rédigé à partir des
recommandations de la DMF : « qui
s’inspire pour cela des remarques d’experts en ce
qui concerne la température, le degré
d’hygrométrie, le nombre de lux maximum pour telle
ou telle catégorie d’œuvres. »
A l’étranger, les prescriptions des programmes
poursuivent, elles aussi, le même but : la conservation.
D’une manière générale , les
sculptures ou objets d’art décoratifs
d’origine minérale (en pierre, en verre ou en
métal) se montrent beaucoup moins sensibles à la
lumière que les matériaux d’origine
organique. Si les peintures à l’huile, les bois
peints, les os et les ivoires sont fragiles, les textiles et les
œuvres sur papier, les objets en poils ou en plumes le sont
plus encore : ils peuvent se détériorer
très rapidement, et de manière
irréversible, sous l’action d’une lampe
trop puissante Une température trop
élevée a aussi pour conséquence de
diminuer le taux d’humidité, à
l’intérieur des vitrines notamment. «Un
programme, souligne-t-il encore,
détermine non seulement les niveaux
d’éclairement, l’usage de telles ou
telles sources mais s’attache aussi aux ambiances
différentes à créer tout au long des
parcours, aux relations qu’entretiennent lumière
naturelle et artificielle. Les éclairagistes ont beaucoup de
choses à dire aux architectes. A la différence
des bureaux d’ingénierie, nous nous
intéressons à la plastique de
l’environnement. » Musée de Nancy Georges
Berne est intervenu aux côtés d'architectes
très différents : Roland Simounet, Adrien
Fainsilber, Laurent Beaudouin, Henri et Bruno Gaudin, Kurokawa,
Christian Bauer. Il travaille actuellement avec Tadao Ando (fondation
Pinault) et Jean Nouvel (musée du quai Branly). A chaque
fois, il s’efforce de «servir leur
écriture ». En s'imprégnant
au préalable de leur travail, en lisant notamment les
monographies qui leur étaient consacrées, faute
d'avoir le temps de pouvoir aller visiter leurs
réalisations. «L'important, c'est
l'échange. Il ne faut jamais se mettre en avant mais
proposer des solutions à la fois techniques et plastiques,
surtout quand on travaille avec de grosses pointures… Jamais
je me pose en rival de la conception, rarement je défends
seul une solution esthétique : elle doit être
conjointe !» Tout cela exige souplesse et
diplomatie, qualités que possède à
l’évidence ce quadragénaire,
scolarisé pendant douze ans chez les jésuites ! Musée Picasso «
Le discours de l’éclairagiste sur
l’espace devrait intéresser les architectes,
affirme Georges Berne. Notre manière
d’éclairer n’est pas seulement un
traitement conservatoire des œuvres, mais une
façon de faire voir et vivre leurs bâtiments. Il
faut les rassurer, leur montrer qu’un travail de
discrétion peut être mené, que
plutôt que de ramener de la lumière, un
véritable travail d’intégration
lumineuse peut être effectué ! Il faut faire
comprendre à certains que nous ne sommes pas là
pour poser les lustres !» Au
stade de l’esquisse, Georges Berne présente aux
architectes et aux conservateurs un plan sur lequel il situe les
grandes masses d’ombres et de lumières :
« Dans tous les musées, les collections
permanentes sont relativement figées : les œuvres
bougeront peu. Mais dans les salles d’expositions
temporaires, il faut prévoir des outils, des
éclairages flexibles, permettant
d’opérer des changements : les œuvres
tournent tous les trois mois. Les conservateurs doivent nous dire
quelles seront les œuvres exposées, ce
qu’ils souhaitent donner à voir. Encore faut-il
pour cela que le projet muséographique soit
arrêté.» Pendant
le mûrissement du projet, très peu
d’images en 3D sont réalisées par
l’agence, « volontairement, car je redoute
de m’enfermer dans une image trop réaliste alors
que le projet va mûrir pendant plusieurs années.
» Le concepteur préfère expliquer son
parti par des mots ou des dessins : « Cela peut
être par le biais d’une perce ou d’une
aquarelle. La plupart des conservateurs ne voient pas les objets dans
l’espace, il faut leur faire comprendre dans quelle ambiance
sera présentée leur collection. Il est parfois
possible de procéder à des essais, plus ou moins
sophistiqués, en début de chantier. Deux ou trois
mois avant l’ouverture, lors des réglages, il ne
faut pas que tout soit remis en question !» Une
des approches difficiles de la lumière pour les
musées est de retranscrire en intérieur la
perception d’une œuvre
exécutée en extérieur ou
d’une œuvre qui se doit d’être
éclairée par « la plus belle
des lumières » : la lumière
naturelle solaire. « Or à midi, en
extérieur, cette lumière peut procurer un niveau
d’éclairement insupportable, pouvant aller
jusqu’à 100 000 lux sous une dominante
chromatique, froide et bleutée, de l’ordre de 11
000 K. Une telle lumière ambiante en intérieur
serait insupportable, la limite se situant aux alentours de 5 000 lux
pour des raisons de proximité d’espace. En
pratique, 1 000 à 2 000 lux signifient des niveaux
d’éclairement très
élevés en intérieur. Dans les
musées, seules les sculptures en matière
minérale acceptent des niveaux pareils, les peintures cinq
à dix fois moins, de l’ordre de 180 lux. Ceci
acquis, l’ambiance froide et bleutée doit
être réajustée par une ambiance chaude
à 3000/4 000 K, en adéquation avec le niveau
d’éclairement. » La lumière naturelle étant abondante, changeante et dangereuse, il faut en contrôler artificiellement les effets. Par des verres appropriés (doubles vitrages, vitrages faiblement émissifs ou feuilletés et opaques aux ultra violets) ou par le biais de stores ou de lames brise-soleil, commandés manuellement ou automatiquement par sondes. Georges
Berne s’interroge souvent sur la manière de faire
accepter par le public des niveaux d’éclairement
très faibles : « Si les œuvres
contemporaines supportent 200 à 300 lux, un niveau
très confortable pour les apprécier, certains
objets anciens, comme les estampes ou les dessins, ne doivent pas
recevoir plus de 50 lux. Ces valeurs sont acceptables si elles
s’accompagnent d’une température de
couleur de lumière chaude de l’ordre de 3000
à 3 500 K, et surtout et avant tout d’une
adaptation visuelle.»
Musée du Luxembourg Comme
l’action photochimique est cumulative – un
éclairage de 50 lux durant 1 000 heures a les
mêmes conséquences qu’un
éclairage de 5 000 lux pendant 10 heures –des
principes sont testés, des prototypes mis au point. Tel cet
éclairage imaginé pour le musée du
quai Branly « qui permettra
d’éclairer de manière « tournante
» un ensemble d’œuvres, un tiers du temps
seulement de leur présentation au public.
» La
fluorescence permet difficilement des éclairages
localisés. « Si l’on souhaite
dramatiser une ambiance ou simplement un travail en ombres et
lumières, des sources halogènes sont à
notre disposition. On assiste aujourd’hui à un
engouement pour l’éclairage indirect qui
révèle l’espace, mais il faut que
l’espace soit bien traité pour être
révélé. Si
j’éclaire un plafond en mauvais état,
je mets involontairement l’accent sur quelque chose qui
mériterait plutôt d’être
caché.» Le
dispositif d’éclairage mis au point pour
près de 700 vitrines des départements des
sculptures et objets d’art de l’aile Richelieu du
musée du Louvre a permis
d’expérimenter, puis d’industrialiser un
dispositif très flexible : « Situé
en amont, à trois voire cinq mètres de distance,
l’éclairage utilise des
générateurs pourvus d’une lampe
à halogène dichroïque : la
lumière est transportée dans des fibres optiques
en verre ou en plastique puis émise en aval au travers de
terminaux optiques. Certains dispensent la lumière de
manière diffuse, d’autres procurent une
lumière dirigée, orientée et
intensive. Selon les œuvres présentées,
on utilise l’un ou l’autre de ces réseaux.»
Ce procédé est aujourd’hui
standardisé par les fabricants de matériel. L’éclairage
est désormais le plus souvent dissocié
physiquement du volume muséographique, pour simplifier la
maintenance : «Sinon, pour changer les lampes, il
faut que le conservateur soit présent, car il est seul
habilité à ouvrir les vitrines…»
Ces dernières peuvent aussi être
éclairées, comme au musée des beaux
arts de Lille et d’Amiens, au Louvre et à Guimet,
à partir de projecteurs à découpes et
à miroir situés dans les faux plafonds. Musée du Louvre Le
concepteur n’intervient pas toujours en amont des projets :
«Je suis aussi appelé pour des missions
de correction.» En 1998, Georges Berne a
été chargé de revoir les
éclairages du musée d’Orsay
–«qui avaient surtout
été conçus pour mettre,
involontairement, en valeur l’architecture».
Les conservateurs ont fini par s’en émouvoir :
« Dans les salles Monet et Manet, les choses ont
été
rééquilibrées. Mais pour apporter 180
lux sur un tableau, il faut parfois mettre 500 lux sur un plafond. Les
plafonds blancs renvoyant beaucoup la lumière,
c’était insupportable ! » La
rénovation du Centre Georges Pompidou, voilà deux
ans, a été l’occasion de revoir
l’éclairage de tout le niveau 4, celui abritant
les collections permanentes du musée national
d’art moderne (Mnam) sans pour autant remettre en cause le
concept initial. Un concept vieux de vingt cinq ans, dû
à l’architecte d’intérieur
Gae Aulenti et à son scénographe Piero
Castiglione : « Tout avait été
éclairé de manière indirecte, de
façon très localisée, en
périmètre de salle, avec des
halogènes. Le montant de la facture
énergétique était dément !
Ces lumières de faible rendement, une vraie
révolution à l’époque,
nécessitaient une maintenance folle : il fallait changer les
lampes tous les six mois. » Les luminaires ont
été redessinés selon le même
principe : «Il s’agissait
d’utiliser des sources lumineuses cachées qui
éclairaient le plafond dans un même registre.
Seule différence : on utilisait des lampes fluorescentes. En
divisant par deux la puissance, on a aussi multiplié par
plus de quatre la durée de vie des lampes.
» Georges Berne a été appelé récemment pour corriger l’éclairage du Pavillon des sessions. Dans cette section du Louvre, ouverte voilà deux ans à peine, sont présentées des œuvres d’art primitif, préfigurant le futur Musée du quai Branly. « La maîtrise d’ouvrage a fini par s’émouvoir du fait que les lampes halogènes claquaient tout le temps et que les niveaux d’éclairement préconisés n’aient pas été respectés. Cela pouvait remettre en cause des prêts de collectionneurs… » Un
grand nombre de musées mériteraient, selon lui,
d’être corrigés : « Cela
coûterait peut être un peu d’argent au
départ, mais le retour sur investissement pourrait
être garanti.» Les progrès
technologiques sont si rapides que certains matériels, mis
en place, voilà dix ou quinze ans, paraissent
aujourd’hui totalement obsolètes : « J’ai
utilisé la fibre optique au musée de Picardie en
1987. Le rendement lumineux des réseaux ne
dépassait pas 5%. Il fallait utiliser
énormément de fibres pour parvenir à
éclairer des objets qui ne pouvaient recevoir que peu de
lumière. Aujourd’hui on arrive à des
rendements de 20 à 30%. Cela permet de rentabiliser la
source, d’optimiser les faisceaux.» Dans
la mesure où la maintenance est au centre des
préoccupations, les diodes électroluminescentes
blanches lui paraissent promises à un bel avenir :
«Sur un plan visuel, les diodes se comportent comme
les fibres optiques, avec des coûts
énergétiques nettement moindres à
performances égales, des coûts
d’exploitation réduits puisque les sources durent
très longtemps (50 000 heures). Du coup, on va pouvoir mener
un travail intéressant sur les optiques, les faisceaux.» En
matière de consommation énergétique,
les règlements deviennent draconiens : « Si
l'on ne prend en compte que l’efficacité
lumineuse, il faudrait n'utiliser que de la fluorescence ou de la
iodure métallique. Mais la fluo (70 lumen/ watt )
étant une source encombrante, je ne peux
l’utiliser en réalité
qu’à 50% de sa valeur. Un halogène (20
lumen/watt), je l'utilise à 80%. L'appareil reste donc une
source intéressante sur le plan du rendement.» Si les techniques évoluent rapidement, l’œil appréhende aussi l’environnement différemment : « Il va falloir penser les projets de musées non pas comme des œuvres définitives, figées, mais comme des lieux susceptibles de mutations. » Certains
conservateurs en sont conscients : « Ces
scientifiques discrets se sont sentis longtemps très en
retrait par rapport aux architectes. Eux connaissent très
bien leurs collections, voient les objets, quand les architectes
s’attachent à l’espace,
privilégient souvent le tout ambiance. Les jeunes
conservateurs ont compris que le public n’était
pas composé que de chercheurs. Qu’il fallait des
cheminements, des explications, des respirations. Les
différentes ambiances permettent une dynamique de la
découverte : la lumière guide le regard, raison
pour laquelle il est impératif de garder des zones de calme.» ©
textes : Carine Lenfant © photos : L'observatoire 1 |