Arundhati Toy, itinéraire d'une rebelle

article paru dans Réflexions 2002 (revue de l'école Centrale)


Après Vaclav Havel, premier lauréat de l'Académie universelle des cultures l'an passé , Arundhati Roy s'est vu remettre à son tour le grand prix de cette institution présidée par Elie Wiesel : auteur d'un magnifique roman - "le Dieu des petits riens" -, cette indienne a certes été distinguée pour la qualité de son travail littéraire mais aussi pour son engagement dans la lutte pour les droits de l'homme dans son pays.

Toute menue, Arundhati Roy porte avec une grâce infinie un sari mordoré traditionnel mais aussi, ce qui surprend davantage, un casque de cheveux très courts. Agée aujourd'hui de 40 ans, elle en paraît dix de moins, L'œil pétillant, l'écrivain prend un plaisir extrême à dérouter le parterre d' invités à la cérémonie de remise de son prix, décerné dans les salons d'honneur de la Sorbonne. Entre autres célébrités littéraires, citons Yashar Kemal, Jorge Semprun, Umberto Eco et Ismail Kadare.

Originaire du Kerala (Inde du sud), état où cohabitent hindouisme, christianisme et islam, Arundhati Roy vit aujourd'hui à Delhi, au nord du pays. A 16 ans, l'adolescente rebelle a quitté sa famille. Son père, hindou, était planteur de thé ; Mary Roy, sa mère, était une forte personnalité : chrétienne de l'église syriaque et ardente féministe, elle était parvenue au moment de son divorce à faire changer la loi sur le partage des biens, jusqu'alors défavorable aux femmes, puisqu'elles ne pouvaient percevoir qu'un quart au plus des biens du ménage.

Après quelques années de pauvreté extrême, de marginalité dans des squats, où elle survivait tant bien que mal en vendant des bouteilles vides, Arundhati a entrepris des études d'architecture qui lui ont valu d'obtenir une bourse de huit mois en Italie, où elle entreprit, en anglais, la rédaction du "Dieu des petits riens". Ce roman lyrique et tragique dénonçant les clivages entre castes, la jeune femme allait mettre cinq ans à le terminer.

Publié en 1996, "Le Dieu des petits riens" scandalisa certains en Inde et lui valut même un procès pour "obscénité". Le public anglophone, lui, fut immédiatement séduit : dans les colonnes du New yorker, John Updike compara son talent à celui d'un William Faulkner, d'un James Joyce et d'un Vladimir Nabokov. Des millions de lecteurs de par le monde -ce premier livre a été traduit, depuis, dans plus d'une trentaine de langues- ont adoré cette histoire, racontée avec une maturité de style inhabituelle pour une néophyte, par les enfants d'un des protagonistes .

Un moment adulée - "c'était la première fois qu'un écrivain indien recevait le Booker prize (équivalent du prix Goncourt aux Etats Unis)"- Arundhati Roy est aujourd'hui haïe par ceux là même qui la portaient hier aux nues. Ses prises de positions politiques lui valent même les foudres de la justice : elle encourt une peine de six mois de prison. A l'évidence, on cherche à la discréditer aux yeux de l'opinion, à la réduire au silence.

Loin de se contenter des honneurs, de se laisser griser par cette soudaine célébrité, de choisir d'aller vivre à Londres ou New York parmi les nantis, " d'acheter une maison aux Bahamas ou de prendre des leçons de surf avec mes droits d'auteur ", Arundhati Roy, remariée au cinéaste Padreep Krishen, a estimé que "les bonnes manières et l'hygiène occidentales" risquaient de la tuer… Les hôtels de luxe et les réceptions littéraires à l'évidence l'ont très vite lassée.

L'auteur - aussi sollicitée qu'un Salman Rushdie - a d'abord fait grincer quelques dents puis franchement exaspéré l'establishment, en décidant de mettre à profit sa notoriété soudaine pour se placer du côté des défavorisés, des citoyens qu'on n'écoute pas, qui n'ont jamais voix au chapitre. Les 500 000F de dotation du prix de l'Académie universelle des cultures, reçus en novembre 2001, au moment précis où les Etats Unis bombardaient l'Afghanistan, Arundhati Roy a décidé de les verser à des associations ouvertement non violentes, une façon patente de témoigner son hostilité à toute guerre, son désaccord total "avec la coalition des superpuissances".

Cette passionaria, qui avait pris ouvertement le parti de Phoolan Devi - devenue députée, "la reine des bandits" fut assassinée en juillet 2001- dérange à l'évidence beaucoup de monde, faute de pouvoir être étiquetée : "Selon certains, je suis d'extrême droite, pour d'autres d'extrême gauche, on me dit ici anti-américaine, ailleurs pro-occidentale, on prétend là que je fais le jeu de la CIA…mais je n'ai pas le désir de me rattacher à quoique ce soit."

Son talent - "je suis génétiquement programmée pour être écrivain" avoue-t-elle en riant - Arundhati Roy le met désormais au service d'une cause à ses yeux plus fondamentale : la défense des opprimés. Son deuxième roman était attendu avec impatience ? C'est un pamphlet violent contre les projets titanesques de son pays qui a été publié en 1999 dans les colonnes de la revue indienne Outlook. La raison de sa colère ? 3 200 barrages doivent être édifiés dans la vallée Narmada or cet "immense escalier d'eau discipliné" du fleuve et de ses 41 affluents affectera directement la vie de 25 millions de personnes, 4 000 km² de forêts se retrouvant submergés. L'enquête, minutieuse, a depuis été reprise et développée dans un essai -"Le coût de la vie" - regroupant deux textes : "Pour le bien commun" (qui analyse et condamne la politique hydraulique indienne, selon elle "Le plus grand désastre écologique et humain") et "La fin de l'imagination", où elle dénonce cette fois l'accession de l'Inde au rang de puissance nucléaire.

"Si ne pas accepter la bombe, c'est être anti-indienne, alors je me déclare sans drapeau, citoyenne du monde" confie-t-elle courageusement. Une chose est sûre, l'article publié après les évènements du 11 septembre dernier, dans The Guardian d'abord puis en français, dans Le monde ont suscité une violente controverse en Occident. Ses propos étant jugés par certains scandaleux à l'heure où l'Amérique enterrait ses morts. "Il serait plus prudent de me taire" admet volontiers cette pacifiste déclarée, "hostile à tout fondamentalisme" mais Arundhati Roy ne sera pas facile à museler.

© Carine Lenfant


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