Le Canal du Midi article paru dans Grandes écoles magazine N°5 |
A Toulouse, on le devine à peine -
enchâssés dans un nœud routier, les Ponts Jumeaux ne
sont plus accessibles qu’à pied - alors que son
constructeur, Pierre-Paul Riquet, voulait à tout prix que son
ouvrage passe par la ville. C’est en effet dans la capitale de la
province du Languedoc (aujourd’hui celle de la région Midi
Pyrénées) que la triple jonction Canal du Midi, Canal
latéral et Canal de Brienne s’effectue. A l’origine,
on pouvait aussi accéder à la Garonne, mais depuis la
construction d’une rocade autour de la « Ville rose
», c’est désormais impossible… Classé « patrimoine mondial de l’humanité »
par l’Unesco en décembre 1996, le Canal du Midi
n’est plus guère emprunté par les péniches
de faible tonnage, le fret routier ayant été jugé,
en France, plus rentable. Les plaisanciers, anglo-saxons pour la
plupart, le tourisme fluvial étant beaucoup plus
développé dans le nord de l’Europe, ont
relayé aujourd’hui les mariniers : « On compte 11
200 bateaux par an à Argens, 10 000 à Béziers,
certains jours d’affluence, on enregistre jusqu’à 70
à 80 coches d’eau» explique Alain Stagliano. Le
directeur régional de Voies navigables de France (VNF),
établissement public chargé de gérer
l’exploitation, l’entretien et la valorisation du Canal des
Deux mers (reliant Bordeaux à Sète ) pour le compte de
l’Etat ne s’en cache pas, il n’aime guère
l’appellation « house-boats » !
Reliant Toulouse à Sète, long de
240 kilomètres et large de 30 mètres, le Canal du Midi
compte 63 écluses (dont 33 manuelles), 216 ponts, baigne 74
communes, traverse trois départements et deux régions :
Midi Pyrénées sur une trentaine de kilomètres, la
plus grande partie de son tracé étant située en
Languedoc-Roussillon. « Chaque fois que le tracé a
coupé un cours d'eau ou une voie de circulation existante,
lorsque s'est présentée une pente ou une colline, un
ouvrage a dû être bâti » explique Philippe
Calas. Ce jeune instituteur de 35 ans installé dans l’Aude
s’est pris d’une telle passion pour l’histoire de la
construction du Canal -qui a mobilisé jusqu’à 12
000 hommes en quinze ans (voir historique)- qu’il a conçu
tout seul un site Internet (accessible sur http:// www.canalmidi.com)
où tout un chacun peut s’informer sur le défi
gigantesque que l’opération a représenté
voilà plus de trois siècles, images d’archives,
textes et photos à l’appui. Balades au fil de l’eau Véritables maisons flottantes, les
petits bateaux de location se sont multipliés : on en compte
plus de 400 tout au long de l’itinéraire. Certains se
louent à la semaine, d’autres à la demi-
journée. Des promenades sont aussi organisées à
bord de péniches-hôtels. Avis aux amateurs : la découverte des
paysages traversés par le Canal est déconseillée
aux gens pressés. Selon VNF, il faut compter 30 heures minimum
de navigation pour aller de Toulouse à Carcassonne (37
écluses) 30 heures encore de Carcassonne à
l’étang de Thau (39 écluses), des haltes pouvant
être improvisées si l’on songe à embarquer
des vélos. « En une semaine, un plaisancier ne peut
découvrir que 150 à 200 km de paysages, précise
Philippe Calas. il n’est guère raisonnable
d’envisager de naviguer plus de 5 à 6 heures par jour, ce
qui permet de parcourir entre 20 et 30 km selon le secteur et le nombre
d'écluses à franchir. La vitesse maximum d'un bateau sur
le Canal du Midi est limitée à 8 km/h. »
L’essor du tourisme fluvial ou lié
directement à la présence du Canal n’est pas sans
conséquences pour l’environnement : «Nous sommes
confrontés aujourd’hui à un ensemble
d’attentes opposées, voire même contradictoires. Ce
qui aboutit parfois à des conflits d’usage »
reconnaît Alain Stagliano, chez VNF. Depuis que le Canal a
été classé, voilà presque cinq ans, tout le
monde se l’est approprié : les amateurs de vélo
demandent à ce que soient aménagées des pistes
cyclables bitumées le long des berges, ce qui fait hurler les
écologistes. Les anciens chemins de halage sont volontiers
transformés en pistes de rollers par des adolescents, ce qui
gêne les mères de famille avec poussettes, les promeneurs
et les pêcheurs à la ligne… Les plaisanciers jugent pour leur part les
temps d’attente insupportables, surtout en plein
été, où l’affluence record
génère des encombrements. Beaucoup ne mesurent pas
toujours qu’à chaque passage d’écluse (dans
laquelle prennent place 4 bateaux), 500 m3 d’eau sont
chassés. A raison de 11 126 passages enregistrés
l’an passé à l’écluse d’Argens,
des problèmes d’alimentation commencent
sérieusement à se poser. Le directeur régional de
VNF a déjà été contraint d’acheter 2
millions de m3 d’eau en 1997, lors d’un été
particulièrement sec… En novembre 1999, Alain Stagliano a
été confronté au problème contraire :
même si des épanchoirs et des déversoirs avaient
été aménagés dès l’origine
afin d'évacuer les eaux excédentaires en cas de gros
orages ou de crues des rivières proches, le drame n’a pu
être évité. La brusque montée des eaux de
l’Aude et de ses affluents a fait céder les digues
anciennes. Les travaux de remise en état ont coûté
40 millions de F à la collectivité… « Les gens ont du Canal une image idyllique, conclutAlain Stagliano, mais
le Canal est vivant. Les ouvrages – écluses, maisons
éclusières, ponts, aqueduc et ponts-canaux -
s’usent, il faut songer à les restaurer. 200 000 arbres
ont été plantés le long des berges or d’ici
quinze ans, 80 000 d’entre eux, dangereux ou morts, vont devoir
être remplacés… » © Carine Lenfant Renseignements pratiques : le prix moyen de
location d’un bateau 3 personnes (conduit sans permis)
coûte 6 500F la semaine. Compter 14 500F la semaine pour un
bateau 12 personnes. Les péniches hôtels comptent en
général au moins 10 chambres. Escales et visites sont
organisées tout au long du séjour. Les bateaux-promenades organisent de simples balades d’une demi journée ou d’une journée. Les bateaux camping ne sont pas
équipés de cabines mais de tables et de chaises pliantes,
de sacs de couchage. Le soir venu, on déplie les bâches et
on passe les nuits à la belle étoile. VNF : 2 port Saint Etienne 31 000Toulouse (05 61 36 24 24) Connoisseurs cruisers, 7 quai d’Alsace 11 000 Narbonne : 04 68 65 14 55) web : http://www.connoisseur.fr Crown blue line (Le grand bassin 11 492 Castelanaudary : 04 68 94 52 72) web : http : //www.crown-blueline.com Locaboat plaisance (Port d’Occitanie 11 200 Argens-Minervois 04 68 27 03 33) web : http://www.locaboat.com Amica tours (34500 Béziers 04 67 62 18 18) Le 22ème site français "patrimoine mondial de l'humanité" Répartis sur tous les continents, 690
biens -culturels ou naturels- figurent aujourd’hui sur la liste
des sites classés « Patrimoine mondial de l’humanité ». La France à elle seule en compte 27. Cinq autres sites ayant été classés depuis le Canal. Il appartient aux pays ayant ratifié la
Convention du patrimoine mondial d’identifier et de proposer des
sites se trouvant sur leur territoire national. A charge pour ces pays
d’expliquer la manière dont les sites sont
protégés sur le plan juridique et quelles sont les
mesures financières prises afin de les gérer. Depuis 1979, ont été
classés dans l'ordre chronologique : la cathédrale de
Chartres, le Mont Saint Michel et sa baie, les grottes ornées de
la vallée de la Vézère, le palais et le parc de
Versailles, la basilique et la colline de Vézelay, la
cathédrale d’Amiens , l’abbaye cistercienne de
Fontenay, le palais et le parc de Fontainebleau, les monuments romains
et romans d’Arles, le théâtre antique d’Orange
et ses abords, la Saline royale d’Arc et Senans, les places
Stanislas, de la Carrière et d’Alliance à Nancy,
l’église de Saint Savin sur Gartempe, les caps de Girolata
et de Porto, les calanques de Piana(Corse), le Pont du Gard et la
grande île de Strasbourg, les rives de la Seine à Paris,
la cathédrale Notre dame, l’ancienne abbaye de Saint
Rémi et le palais du Tau à Reims, la cathédrale de
Bourges, le centre historique d’Avignon, le Canal du Midi, la
ville fortifiée de Carcassonne, les chemins de Saint Jacques de
Compostelle en France, le site historique de Lyon, la juridiction de
Saint Emilion et le val de Loire entre Sully et Chalonnes. L’Etat ayant décidé
à son tour de classer le Canal, en 1997 , la protection du site
s’accompagne désormais de réglementations
draconiennes, généralement mal comprises,
l’intérêt général n’étant
jamais la somme d’intérêts particuliers… Tout projet de construction de bâtiments,
d’aménagement de parkings –réclamés
par les tour-opérateurs ou les hôteliers- le long des
berges est désormais soumis à examen par la Commission
supérieure des sites, présidée par le
Préfet avec validation par le ministère de
l’environnement. Pas toujours facile à expliquer au maire
qui voit ses administrés lui demander un permis de construire
pour un restaurant ou un bar… d’autant qu’il
n’est pas question de figer les lieux, même si le
classement a eu comme conséquence directe d’augmenter la
fréquentation touristique de 40%. Directeur régional de
Voies Navigables de France, Alain Stagliano est formel : « Il faut que ce patrimoine reste vivant » Pour tous renseignements sur les sites
classés par l’UNESCO, consulter le site de cette
organisation : http://www.unesco.org © Carine Lenfant
Historique Le creusement du Canal est l’œuvre d’un
fermier des gabelles richissime, Pierre-Paul Riquet, parvenu non sans
mal à convaincre Colbert de la pertinence de son projet. Le
ministre des finances de Louis XIV avait compris qu’aucune
industrie ne pouvait se développer sans communications efficaces. Le transport par voie d’eau se pratiquait depuis les
temps les plus reculés, mais restait confiné aux
rivières qui s’y prêtaient. La pente naturelle
d’une rivière ne permettant pas toujours la navigation, le
seul moyen connu pour rendre une rivière apte au transport des
marchandises était la construction d’une série de
passes marinières, méthode d’exploitation
extrêmement lente. L’invention des écluses à
sas, au XIVème siècle, allait remédier au
problème. Si l’idée d’un canal dans cette
région avait déjà germé dans la tête
de certains -contourner l’Espagne et passer par le détroit
de Gibraltar représentait un long périple de plus de 3
000km, non dénué de risques : les pirates
sévissaient en mer…- la solution technique n’avait
jamais été trouvée. Pas plus par Léonard de
Vinci, qui avait planché sur le projet au début du
XVIème siècle, que par ses successeurs… Le franchissement du seuil de Naurouze à 189 mètres d’altitude –point précis de partage entre les bassins versants de l’Aude et de la Garonne, aujourd’hui matérialisé par un obélisque- paraissait totalement insoluble : comment alimenter le bief du partage ? La quantité en eau n’était ni suffisante ni régulière … Pierre-Paul Riquet, qui avait visité le Canal de
Briare, ouvert en 1642, entreprendra l’étude du projet et
parviendra à démontrer qu’une quantité
d’eau suffisante pouvait être mobilisée grâce
au creusement de rigoles, fossés aux débits
calculés au millilitre près. A la différence du
détournement de rivières, la collecte des eaux de
quelques ruisseaux de la Montagne noire n’avait rien
d’insurmontable. Alors que d’autres, plus compétents, avaient
renoncé, ce vieux collecteur d’impôt,
âgé à l’époque de soixante ans, sans
aucune expérience des travaux publics, va devenir responsable du
plus grand ouvrage de génie civil en Europe de la fin du
XVIIème siècle, grâce à l’appui
d’un jeune ingénieur François Andreossy.
L’incrédulité règne ? « Les
succès de « la rigole d’essai » font quitter
à l’alliance des deux mers le terrain de l’utopie
pour celui du chantier » explique Jean-louis Marfaing, architecte
au CAUE de la Haute Garonne. Co-auteur d’un superbe livre
consacré à toute cette aventure, il est aussi le
commissaire de l’exposition consacrée à la
construction du Canal, présentée pendant
l’année scolaire sur la péniche Zambési
amarrée au Port Saint Sauveur à Toulouse . L’édit royal de 1666 pour « la jonction des
mers Océan et Méditerranée par un canal de
communication » assurera la fortune de Riquet et de ses
héritiers : finançant en partie les travaux, Riquet
recevra en effet l’apanage du fief du canal. « Un fief
taillé à la démesure de l’ambition »
selon l’historien Philippe Delvit . Riquet jouira en effet des
bénéfices provenant des péages sur une bande de
terre de 60 lieues de long sur 18 toises de large à peu
près, soit 240 kilomètres sur 36 mètres environ.
« La récompense paraîtra d’autant plus
exorbitante que les caisses royales et des états du Languedoc
couvriront plus des trois quarts de la dépense » constate
Jean-Louis Marfaing. L’acquisition des terres nécessaires va se faire
sous la responsabilité de l’Etat, le produit de la gabelle
en Languedoc sera utilisé pour les travaux proprement dits. Le
Conseil du Roi a accepté « d’en confier la conduite
et d’en accorder la propriété perpétuelle et
incommutable à un particulier intelligent, qui puisse le
maintenir par une vigilance continuelle et qui ait intérêt
à le faire, comme étant sa chose propre ». Colbert
avait sans doute compris que Riquet engagerait toute sa fortune pour
que se matérialise son fief au plus vite : l’homme
parviendra en effet à pallier les difficultés diverses,
les lenteurs de trésorerie. La première pierre du barrage de
Saint-Férréol dans la Montagne Noire fut posée en
1667, quinze ans plus tard l’entreprise titanesque était
achevée. Le 24 mai 1681, le Canal Royal du Languedoc
était inauguré : un cortège de barques
chargées de marchandises pouvait enfin l’emprunter.
Pierre-Paul Riquet ne verra malheureusement pas le couronnement de son
œuvre : il a été enterré un mois plus
tôt. Devenus les seigneurs du Canal, ses descendants sauront
édicter des règlements et les faire respecter. Investis
du pouvoir de la justice, ils ne se priveront pas de punir les patrons
de barque ou les garde-écluses qui s’amusent à
pêcher, ce qui est strictement interdit : l’amende
infligée est alors de 500 livres (le salaire annuel d’un
travailleur de force avant la Révolution époque où
Thomas Jefferson -futur 3ème président des Etats-Unis- le
découvrira). Les femmes qui lavent le linge hors des lavoirs
prévus à cet effet encourent elles aussi de lourdes
pénalités. Les quais sont surveillés : le vol des
marchandises entreposées est sanctionné par de lourdes
peines. En 1856, le canal latéral à la Garonne (193
kilomètres ) sera achevé : il reliera les Ponts Jumeaux
de Toulouse à Castets-en-Dorthe, sur la Garonne. En 1898, le
canal sera nationalisé après avoir été
racheté par la Compagnie du Midi. En 1929, la traction
hippomobile des péniches cessera. En 1951, les premiers bateaux
promenade feront leur apparition à Béziers. Si le Canal, trop étroit, n’a pas permis la
modernisation du transport fluvial des marchandises, les écluses
étant trop courtes pour de longs convois- il permet
aujourd’hui de découvrir de merveilleux paysages et
demeure un témoignage intact du génie
pré-industriel. |