Monuments en habits de lumière (article paru dans La demeure historique N° 159)
L’illumination d’édifices, de ponts, de jardins ou de fontaines transforme radicalement le paysage nocturne. Surgis de l’obscurité, ils acquièrent une dimension poétique. Si chaque village doté d’un patrimoine de qualité s’efforce désormais de le mettre en valeur par la lumière artificielle, les propriétaires privés font souvent de même, parfois depuis de longues années, de manière pérenne ou évènementielle. Visibles de loin, un rempart ou une chapelle illuminés suscitent toujours la curiosité, voire la fascination. Toute une gamme d’effets permet de magnifier un lieu. L’éclairage de frondaisons apporte une touche de magie à un parc. Les spots ou les bougies placés dans des parterres de broderies permettent de mieux rendre lisible leur géographie, en témoignent les expériences menées à Vaux le Vicomte ou Villandry. Colonnades, cheminées, clochetons et autres éléments remarquables peuvent changer radicalement d’aspect sous l’effet de tonalités discrètes ou chatoyantes. Des ruines soudain s’animent. En quelques années, la lumière artificielle a changé de statut : longtemps strictement fonctionnelle, elle est devenue mise en scène de la nuit. « Elle oriente, cache, magnifie, détourne ou métamorphose, explique le concepteur Roger Narboni, auteur de plusieurs ouvrages sur la question[1]. Sa compagne l’ombre, travaille au diapason, en complémentarité pour mieux souligner ou insister, pour mieux découvrir ou dissimuler. » Un monument phare « Placé de façon éminente, le château royal d’Amboise apparaît comme une pièce essentielle de la composition du grand paysage, constate Jean-Luc Sureau. De nuit, le bâti éclairé prend le pas sur le naturel : il devient encore plus important. » Le conservateur du château n’en fait pas mystère : « Jusqu’à présent, l’éclairage n’avait pas constitué notre priorité. Nous nous sommes concentrés sur la sauvegarde et la mise en valeur du monument, la satisfaction des visiteurs. » Depuis la fin des années 80, des travaux de restauration très lourds ont été engagés sur les corps de logis et les remparts, « une mise en lumière devra accompagner cette renaissance… » Les illuminations actuelles paraissent en effet obsolètes « de vieux projecteurs au sodium donnent une couleur jaunâtre à la pierre, alors que le tuffeau est blanc ! » La technologie ayant beaucoup évolué « tout doit être repensé de manière cohérente avec nos partenaires naturels que sont les collectivités locales et le département à la recherche d’opérations emblématiques : depuis 2000, le Val de Loire est classé au Patrimoine mondial de l’Unesco.[2] » Réaliser des illuminations de monuments sans revoir l’éclairage fonctionnel dans le champ de co-visibilité se révèle, à défaut, très décevant sur le plan esthétique. Avec 350 000 visiteurs par an, le château représente une importante source de revenus pour l’économie amboisienne. Restaurateurs et hôteliers se montrent évidemment sensibles au fait que le château soit illuminé, que des visites et des spectacles nocturnes aient lieu l’été. Joué depuis des décennies par 400 bénévoles de l'association Renaissance Amboise, « A la cour du roy François » sera arrêté après 2006 : « même s’il a encore attiré 18 000 visiteurs cette année, ce spectacle en costumes ne remporte plus le même succès, les goûts du public ont changé » constate Jean-Luc Sureau, qui verra avec plaisir les tribunes enfin démontées : « L’omniprésence des structures techniques défigure le paysage de jour. » Des animations nocturnes plus intimistes « qui participent d’un complément de l’offre touristique », sont d’ores et déjà organisées dans les jardins et le logis Renaissance. « Le soir, nous sommes dans une démarche de rêve, de loisir, de bien être. » La réflexion entamée porte donc sur un nouvel art d’accueillir. Un souci de rentabilité « Comme nous ne sommes pas situés sur un flux touristique important, les investissements ne peuvent être de même nature, nous ne touchons pour ces animations aucune subvention et l’éclairage a un coût » rappelle Marie-France de Peyronnet, l’une des propriétaires d’Ainay-le-vieil, château féodal situé à 50 km de Bourges. Chacun des monuments de la Route Jacques Cœur est ouvert au moins deux soirs en été. « Le petit Carcassonne » du Berry est donc illuminé ces nuits là : « C’est trop ténu pour attirer les foules. Nous recevons 120 à 150 personnes. Ces visites nocturnes restent néanmoins un excellent moyen de communication. » Le retour sur investissement reste une préoccupation légitime. Les « féeries lumineuses », lancées voilà une quinzaine d’années à Ainay ont dû être pour cette raison abandonnées : « Cela ne marchait que les soirs où il faisait beau, nous ne rentrions pas toujours dans nos frais » confie Marie-France de Peyronnet. Trois circuits de visite étaient alors proposés autour des remparts, éclairés par des centaines de chandelles et de pots à feu « l’architecture médiévale s’en accommodant mieux. » Vu de loin quand il est éclairé, le château de Pesteils domine la vallée de la Cère et les monts du Cantal. Des soirées aux lumières y sont aussi organisées trois nuits en juillet, trois autres nuits en août. « Ces visites nous ont permis de relancer Pesteils, situé sur la route historique des châteaux d’Auvergne, confie la comtesse de Miramon-Pesteils. Nous accueillons ces soirs là 150 personnes, très contents de retrouver l’ambiance du soir». Les visiteurs, invités à boire un verre avec les propriétaires, s’étant plaints qu’ils distinguaient mal les tableaux et les tapisseries lorsqu’ils étaient simplement éclairés aux chandelles, l’éclairage est désormais électrique, assuré par des appliques et des lustres: «nous redoutions aussi les incendies… » Le jeu en vaut il la chandelle ? Certains spectacles nocturnes, avec projections d’images et effets spéciaux nécessitent de lourds investissements financiers (voir encadrés Chenonceau et CMN) que seuls les monuments très fréquentés ont les moyens d’amortir. Au coût de réalisation des travaux (tranchées et passage de câbles, installation des sources etc.) s’ajoutent les frais de maintenance. Les verres de lampes doivent être régulièrement nettoyés, les ampoules grillées changées, les installations parfois démontées l’hiver, surtout si les réseaux risquent d’être inondés... Les investissements peuvent néanmoins être réduits au minimum dès lors qu’il ne s’agit pas d’accueillir le public : « Dans un but purement égoïste, pour le plaisir de les voir depuis nos fenêtres », Paul de Brantes a décidé d’éclairer les façades des communs du château du Fresne, à Authon (Loir et Cher) voilà déjà une quinzaine d’années. Il a choisi lui-même ses projecteurs - « des PAR 56 de chez Philips, qui donnent une lumière douce, assez plaisante, chacun d’eux éclaire une vingtaine de mètres. » La façade du château, de pur style Louis XVI, a été éclairée dans un second temps, avec des halogènes. Un électricien local a été chargé de l’installation. L’opération allie l’utile à l’agréable : « A l’écart des grandes routes, nous ne cherchions pas à être visibles de loin ! Les projecteurs présentent un intérêt : ils intimident les gens qui voudraient s’approcher de trop près…» La promenade nocturne de Chenonceau
L’été dernier, 13 000 personnes, dont un tiers d’étrangers, ont choisi d’aller se promener dans les jardins de Chenonceau, illuminés entre 21h30 et minuit. Brillant de mille feux, le château, lui, ne se visite pas. Il prend un repos bien mérité : en juillet-août, il reçoit quotidiennement 5 000 visiteurs… « Le jardin de Diane a été mis en lumière en 2002, l’allée d’orangers en 2003, le jardin de Catherine en 2005. Ce qui a représenté au total 200 000 euros d’investissements» explique Michael Petitjean, conservateur adjoint. De l’avis général, le vieux Son et lumière, créé en 1953 « à la demande de la Préfecture d’Indre et Loire qui souhaitait qu’il y ait une animation en nocturne, le spectacle a été cédé ensuite pour 1 F symbolique au château qui en a assumé l’entretien jusqu’en 2001 » avait fait son temps. La voix d’Edwige Feuillère, racontant les amours d’Henri II et de Diane de Poitiers et la vie de Catherine de Médicis, a cédé la place à la musique de Corelli. Maître d’œuvre de cette promenade nocturne ? Le tourangeau Pierre Bideau, qui a signé la mise en lumière de la Tour Eiffel et de 150 monuments au cours de sa carrière : « Bernard Voisin, le conservateur, m’a toujours fait confiance. Je travaille sur le site depuis quarante ans.» Certains appareils ont été changés -« voilà vingt ans, les projecteurs encastrés n’existaient pas »- des tranchées creusées dans les allées du parc pour y installer de nouveaux réseaux. Des images sont aujourd’hui projetées sur les pignons de la Chancellerie, la voûte de platanes a été illuminée de bleu. La végétation n’en souffre nullement : « Nos éclairages prolongent le jour d’une ou deux heures et 100 ou 150 lux ne sont rien, comparés au soleil qui bombarde 100 000 lux ! » Si la rentabilité est assurée à partir de 50 visiteurs chaque soir, la fréquentation n’a pas été jugé suffisante pour maintenir le snack ouvert. « L’essai n’a pas été concluant, confie Michael Petitjean. Le village de Chenonceaux dispose avec huit restaurants d’une offre suffisante pour retenir à dîner ceux qui le souhaitent ». Les italiens sont très nombreux en été, les propriétaires de camping cars aussi : « ils sont autorisés à rester une nuit sur le parking.» Quatre employés sont présents en soirée sur le site : le machiniste qui met en route les éclairages, un gardien, l’hôtesse qui accueille les touristes et la personne chargée de la billetterie. La facture d’électricité, à côté, peut paraître dérisoire : à raison de 0,8 centimes d’euro le KW/h, il en coûte 1 100 euros par saison. © Carine Lenfant [1] La lumière urbaine (1995) et La lumière et le paysage (2003) sont tous deux publiés aux Editions du Moniteur. [2] La mise en lumière du Val de Loire a fait l’objet d’un livre blanc, accessible sur Internet : www.valdeloire.org/uploadfiles/publications/807/LIVREB.PDF Vincent Valère, chargé de mission lumière au Centre des monuments nationaux.« Eclairer, illuminer, scénographier un parcours de visite nocturne, permet d’offrir au public une lecture différente de celle de jour du monument et de son site. Même si l’histoire du lieu revêt une importance, le sujet principal de ce type de visite portera plus sur le rêve et l’imaginaire de chacun. De jour, le regard se disperse, la lumière solaire révèle tout. Le visiteur ne retient qu’une impression générale. La nuit, à l’inverse, il ne voit que ce que nous voulons lui montrer. Son regard se focalise, les perceptions sont plus intenses. En 1989, quand avons décidé d’ouvrir l’abbaye du Mont Saint Michel en soirée, il nous a paru important de renouveler le concept de spectacle nocturne. Les Sons et lumières, avec leurs spectateurs assis, captifs, soumis à des horaires, paraissaient totalement dépassés. L’accueil du public a été totalement repensé. Nous avons abandonné l’idée d’un spectacle classique avec un début et une fin, renoncé à la narration pour n’utiliser que des langages universels : la lumière, la musique, les ambiances sonores et éventuellement les images. Les horaires ont été assouplis : les visiteurs peuvent arriver quand ils le souhaitent, revenir en arrière, rester éventuellement jusqu’à l’heure de fermeture. En fonction des monuments, de leur situation géographique, de leur potentiel de visiteurs et des capacités d’accueil touristique locales, les résultats sont forcément différents. Conçus par Christine de Vichet et Philippe Noir, « Les imaginaires » du Mont Saint Michel, ont attiré 56 000 visiteurs en moyenne par saison. Le coût de fonctionnement annuel atteignait 2,7 MF, les bénéfices dégagés variant selon les années de 0,4 à 1,1 million de francs. Le même concept a été repris au château d’Azay-le-Rideau où le petit équilibre n’a jamais été atteint. De 1995 à 2004, la fréquentation n’a jamais dépassé 22 000 entrées. Le nouveau spectacle -« Songes et lumières» conçu par Olivier Charrier et présenté depuis juillet dernier- a coûté 680 000 € en investissement, le Conseil général d’Indre et Loire apportant une subvention de 300 000 €. Le budget de fonctionnement annuel atteint 150 000 €.
Propos recuellis par Carine Lenfant |