La ville comme matériau (article paru dans Urbanisme et architecture N° 251 ) |
Lacérée par le vent, prématurément vieillie par les intempéries, l'image, au fil des mois s'est estompée. Mais alors que le moindre viccolo est envahi de graffiti, aucun petit loubard napolitain n'a jamais songé à «tagger» ce portrait du Caravage, vie Cerriglio, ni à arracher celui du prince Di Sangro, apposé face à la chapelle de Sansevero. «Sur les trois cents cinquante sérigraphies et la cinquantaine de dessins originaux que j'ai collés de nuit sur les murs, seul un grand portrait de Psolini a été volé... par un peintre !» confie Ernest Pignon-Ernest. Voilà plus de vingt ans que ce dessinateur fabuleux se joue de l'éphémère et travaille pour les passants. Ses premières interventions remontent à 1966. Cinq ans plus tard, pour célébrer à sa façon le centenaire de la Commune, il avait tapissé les trottoirs pariens de portraits de fusillés. Les habitants de la Butte aux Cailles et des environs du Père Lachaise -partout où les Communards avaient connu une fin tragique- mais aussi ceux du quartier de Charonne -autre symbole de la répression pour toute une génération- ont découvert ces sérigraphies au petit matin, avant que le service municipal de nettoyage ne soit chargé de les faire disparaitre. D'autres ont bientôt été placardées sur les murs de Grenoble, Avignon, Nice, Le Havre, Tours, Calais, Martigues. Si les thèmes abordés ont été très longtemps politiques -q'u'il s'agisse de critiquer l'apartheid à l'occasion du jumelage entre Nice et Le Cap, de dénoncer les accidents du travail, les conditions de vie des travailleurs immigrés, les expulsions de locataires ou la mort des femmes victimes d'avortements bâclés- ils sont aussi moins dramatiques. Les quatre cents sérigraphies placardées en 1980 sur les murs de la ville haute de Certaldo ont réjoui les abitants : ces hommes et femmes nus, escaladant les façades -comme pour aller se glisser subrepticement dans le lit des gens honnêtes- se voulaieet hommage à Boccace. L'auteur du Décaméron avait vécu toute sa vie dans cette petite ville de Toscane. Après les Arbrorigènes -sculptures végétales qui ont attiré cent mille visiteurs au Jardin des Plantes- Pignon-Ernest a cherché à plonger plus avant dans ses racines méditerranéennes. Ce Niçois exilé à Paris se sent dans son élément à Naples : «Une ville où il y a plus de deux mille ans de strates, un présent et des souvenirs, une ville où la mort reste omniprésente, où les problèmes qui se posent partout -drogue, urbanisme sauvage- semblent multipliés.» Le dialogue de l'image Bien qu'empruntés à la peinture du XVIIème, les thèmes religieux ou mythologiques qu'il traite despuis trois ans deviennent d'une étonnante modernité. Au débouché d'une ruelle très smbre, soudain le choc. Sur la façade d'un palais, un homme brandit deux têtes coupées : celles de Goliath et de Pasolini. Si la citation ravit quelques initiés -la lecture de ce David en devient plus sophistiquée- le riverain, qui ignore tout de Caravage, perçoit la force dramatique de la scène, accentuée encore par la couleur orcre rouge de la façade et la réputation sulfureuse du quartier. «Cela m'ennuie beaucoup qu'on puisse réduire mon travail au seul dessin, insiste Pignon-Ernest. Celui-ci n'est exécuté qu'en fonction d'un lieu précis. Le dessin met une distance par rapport à l'espace de la rue, essentielle. L'image ne parle jamais pour elle même, c'est un dialogue avec ce qui se voit et ce qui ne se voit pas. Mon matériau, c'est la ville, la réalité d'un lieu dans sa complexité. La matière des murs, leur couleur, la façon dont on les découvre... je cherche à tout prendre en compte, poursuit il. Le rouge d'une façade, je ''utilise comme un peintre, mais en même temps, ce rouge est chargé de sens : c'est celui de Pompéi.» Aucune image n'est jamais collée au hasard : Piétà, résurrections ou mises au tombeau tracent des parcours sur la mort ou les femmes, qui n'ont rien d'anodin. «Certaines images se dcouvrent de loin si l'on marche vers elles, d'autres, au contriare, au détour d'une ruelle créent la surprise.» Ernest Pignon-Ernest joue volontiers de l'accumulation - «ll faut deut cents images pour composer une certaine force» - mais il ne peut en placarder lui même plus d'une trentaine en une seule nuit. Il ne laisse à personne d'autre le soin d'accomplir ce travail. Tout est minutieusement pensé : «Si je dessine la main d'un cadavre à l'atelier, je sais que cette main s'appuiera sur le sol, qu'elle sera collée sur de grosses dalles noires. Ces pavements de lave d'un mètre sur quarante centimètres, qui évoquent la vie et la mort, ont une grande force plastique, confrontées à la fragilité du papier.» Le profane n'y prend pas garde, mais ces interventions in situ conduisent l'artiste à d'étonnants trucages : «Quand on regarde un tableau du Caravage, l'espace du corps a été pensé frontalement. Dans mon travail, le plan vertical du mur et le plan horizontal du sol deviennent des éléments importans du dessin. Le corps subit de curieuses anamorphoses.» Pour singulière qu'elle soit, la démarche d'Ernest Pigon-Ernest séduit les plus réfractaires à la peinture contemporaine. Même l'évêque de Naples a compris le sens de son intervention sur la cathédrale, la veille du Vendredi Saint, «alors que si j'avais demandé l'autorisation, nul doute quo'n aurait pris cela pour une provocation.» © texte : Carine Lenfant |